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Massacrer plus d’innocents pour gagner plus de Kadhafi

Médiapart, le 16 mars 2012

samedi 17 mars 2012, par Tilelli

Freud a imaginé, qu’à l’aube de l’humanité - avant que n’apparaisse la famille -, les hommes vivaient en « horde », groupe complètement soumis à un père oppressif qui possédait toute les femmes.

Les fils opprimés se coalisèrent pour le massacrer et se partager les femmes.

Mais bientôt, les fils se sentir coupables ; coupables d’avoir inventer un monde d’insécurité généralisé où la force tenait lieu de loi. Alors, les fils réinventèrent le passé en l’idéalisant leur père et son règne, époque bénie où le père les aimait tous, de manière égale. Selon Freud, la famille serait fille de cette mystification, celle de l’invention d’un père aimant également tous ses enfants, image qui est « exactement la transposition idéaliste des rapports dans la horde originaire, où tous les fils se savaient persécutés de manière égale par le père originaire et le redoutaient de manière égale » (Psychologie des foules et analyse du moi, Paris, Payot PBP, 2005, p. 215)

Kadhafi n’est pas encore « réhabilité » dans l’imaginaire libyen, car nous ne sommes encore qu’au milieu de l’acte second, au moment où, tels les fils de la horde qui se partagent les femmes, les factions libyennes se partagent le pays et ses richesses.

Une carte publiée sur un site pro-kadhafi m’avait inspiré méfiance et curiosité. Elle donne à voir un projet de partition de la Libye, qui aurait été décidé au cours d’une réunion secrète rassemblant différentes milices ayant contribuées à la chute du tyran. Il m’importe peu de savoir si ce document est authentique ou si c’est un faux, j’observe seulement que, peu à peu, une nouvelle Libye se construit sur le modèle dessiné sur la carte.

J’ai superposé sur cette carte (de manière il est vrai maladroite, Syrte, par exemple, se trouve plus à l’ouest), les principales villes libyennes, les zones pétrolières et les groupes ethniques non arabes (les arabes peuplent les côtes et une grande partie du pays, dans sa partie sud et centrale est désertique et pratiquement inhabité).

Quels sont les évènements marquants des derniers mois ?

Le premier trait saillant est l’effondrement politique des quatre groupes qui avaient une fonction « unificatrice » en Libye : Tout d’abord, la tribu des Khadafa (ou Gueddafa), auquel appartenait Kadhafi, a été décimée et marginalisée avec la guerre civile. Les Khadafa, dont le cœur est la ville de Sabha, près de Syrte, est numériquement peu importante (150 000 membres), mais elle occupe une place stratégique à plusieurs titre : Syrte est à proximité de grande zones pétrolières, elle se trouve à la jonction de la Cyrénaïque (anciennement sous mandat colonial anglais) et la Tripolitaine (anciennement sous mandat colonial italien) et, historiquement, cette tribu chamelière entretient traditionnellement des relations avec les Toubou (noirs du sud) et les Touaregs. Les Khadafa, dans une Libye comprenant 30 tribus et plusieurs groupes ethniques, pouvait aisément se poser en médiateur et aspirer au pouvoir.

Ensuite, la tribu des Warfalla (ou Werfella) est numériquement la plus importante des tribus arabes et elle est implantée sur un vaste espace, depuis l’ouest, avec Tripoli et Bani Walid (qui est son fief historique), jusqu’à l’Ouest, avec Benghazi, en passant par le centre, à Syrte et Sabha. Cette tribu a été étroitement associée au pouvoir de Kadhafi, bien qu’elle ait subit la répression du régime après une tentative de coup d’Etat en 1993 impliquant ses dirigeants. Cette tribu est aujourd’hui considérablement affaiblie en raison de sa fidélité à Kadhafi durant la guerre civile.

Un troisième groupe « unifiant » est la confrérie Senousiya, d’inspiration soufis, regroupant 1 million et demi de fidèles, fortement implanté dans les tribus de Banu Hilal (Tripoli à l’Ouest) et Banu S’lim (Cyrénaïque à l’Est). Cette confrérie, par son autorité, a souvent joué un rôle de médiateur entre les tribus et elle a donné des rois à la Libye, en particulier le roi Idris al-Sanousi (Roi de Libye de 1951 à 1969). Les relations avec Kadhafi, qui a renversé le roi Idriss ont toujours été ambivalentes. Au début de la guerre civile, la confrérie a annoncé son soutien à la révolution et à promu le drapeau de la monarchie libyenne du roi Idris al-Sanousi comme étendard de l’opposition, contre le drapeau vert officiel libyen institué par Kadhafi en 1977. Cependant, hostile à l’intervention militaire de l’OTAN, le guide suprême de la confrérie a demandé la médiation de l’Algérie et de l’Egypte pour trouver une solution à la crise. Marginalisée politiquement, la Senousiya s’est rapidement inquiétée de l’émergence d’islamistes radicaux qui l’ont rapidement prise pour cible. Ces derniers ont voulut interdire le culte rendu aux saints – les marabouts du Maghreb – qu’il juge hérétique et ont même détruit leurs tombeaux et disperser les ossements. La Senousiya s’est aujourd’hui ralliée au « séparatistes » de Cyrénaïque, qui ont d’ailleurs placé à leur tête l’un de ses chefs, Ahmed Zoubaïr al-Senoussi.

Le quatrième élément « unifiant » est l’oligarchie qui a prospéré sous Kadhafi et qui s’est spécialisée dans la gestion de la rente pétrolière et les négociations internationales. Cette oligarchie est représentée au CNT, et en dépit qu’elle ait réussit à relancer avec une rare efficacité la production pétrolière, elle fait l’objet d’attaques répétées, l’essentiel des critiques contre le CNT reposant sur le fait que cette instance recycle et blanchit politiquement cette oligarchie. En janvier, à Benghazi, la foule a envahi la salle de réunion du CNT pour prendre à parti son président, Moustapha Abdeljalil, et les étudiants ont exigé et obtenu la démission du n°2 du CNT, Abdelhafidh Ghoga, accusé d’être un « opportuniste », terme qui désigne les transfuges de l’ancien régime.

Une fois affaibli ces quatre éléments « unificateurs », les forces centrifuges peuvent prendre leur essor.

La tribu des Misrati (ou Masrata), principalement localisée à Misrati et à Tripoli, est l’un acteur victorieux de la guerre civile et un acteur majeur du processus d’éclatement en cours. Première ville libyenne à organiser des élections libres, Misrata s’est dotée, le 20 février, d’un conseil local qui gère la ville et qui tient tête au CNT. Ses milices tiennent la ville, sont présentent à Tripoli et exerce un contrôle sur Syrte et Sabha, les villes des Kadhafa vaincus. Le territoire, aujourd’hui contrôlé par les Misrati, correspond grosso modo au territoire n° 4 de la carte, qui donne accès aux ressources pétrolières de la région de Syrte.

Les Misrati exerce une terreur implacable et procède déjà à la « purification ethnique » de leur territoire, en rayant de la carte la ville de Touarga, une ville voisine dont les habitants (les Tawargha ou Taouergha) sont, pour la plupart, des descendants d’esclaves noirs. Au motif de leur soutien à Kadhafi, ils sont aujourd’hui dispersés dans des camps à travers la Libye et ils sont les principales victimes des tortionnaires des milices de Misrata, récemment dénoncés par Médecin du monde.

Les Az-Zintan, berbères arabisés, ont joué un rôle majeur dans la guerre civile. Leur fief, Zintan, rayonne sur le Djebel Nafoussa, peuplé de berbères berbérophones (amazigh) qui sont aussi présents à Zouaia. Les « Amazigh » ont été fortement réprimés sous le régime de Kadhafi et ont joué un rôle important dans la guerre civile, n’hésitant pas à afficher le drapeau berbère au côté du drapeau libyen.

Les milices de Zintan tiennent l’aéroport de Tripoli et disposent d’un moyen de pression de taille, car ils détiennent Seif al-Islam Kadhafi, le fils de l’ancien dictateur. Ils ont eux aussi entamé un processus de purification ethnique à l’encontre de la tribu des Mashashyas qu’ils ont chassés de son territoire. Leur espace d’influence correspond grosso modo à la zone 3, bien que le sud, peuplé par les Touareg semble hors de contrôle, car leur territoire sert de base arrière aux touaregs du Mouvement national pour la libération de l’Azawad (MNLA) qui combat le gouvernement malien.

Les nombreuses tribus arabes de l’Est se sont constituées le 6 mars en entité autonome et ont élus le « Haut conseil de transition de la ville libyenne de Brega » qui revendique une Libye « fédérale ». Le Haut conseil est dirigé par Ahmed Zoubaïr al-Senoussi de la confrérie soufis Senousiya. Les tribus ont choisis Brega plutôt que Benghazi, ville sans doute trop perméable à l’influence des Warfalla. Leur territoire correspond à la Cyrénaïque (zone 6 sur la carte). Là encore le processus de purification ethnique s’engage avec des affrontement autour de l’oasis de Koufra qui ont fait plus de 100 morts en février entre la tribu arabe Az-Zuwayya (ou Zouwaya) et les toubous (ou tobous), une population noire qui se déploie du nord du Tchad au sud de la Libye et au nord-est du Niger. Les Toubous, déjà fortement réprimés par Kadhafi, ont formés une délégation qui s’est rendue Congrès mondial amazigh en octobre 2011, à Djerba (Tunisie), pour appeler à la solidarité.

La zone 2 « grand Tripoli » comprend Bani Walid, la ville des Warfalla, tribu trop puissante pour être laissée sans territoire. Début février des affrontements ont eu lieu entre la « brigade du 28 mai » (affiliée au CNT) et la « brigade du 93 » (nommée ainsi en raison du putsch raté de 1993 contre Kadhafi, dans lequel figuraient de nombreux warfalas). Cette dernière brigade, affiliée aux autorités locale de Bani walid, a chassée sa rivale, trop proche du CNT.

Alors que, par delà la question politique, la question sociale était au cœur de la révolte anti-kadhafiste qui rassemblait une jeunesse massivement frappée par le chômage, une petite bourgeoisie qui ne pouvait prospérer du fait de la corruption et des minorités berbères et toubous opprimées politiquement et socialement, on assiste aujourd’hui à une guerre des clans sur fond d’éclatement de l’unité libyenne. La chute de Kadhafi n’a évidemment rien résolu de toutes ces questions sociales et les conditions de vie se sont détériorées pour le grand nombre, obligeant chacun à se tourner vers les solidarités traditionnelles – tribus, clans – pour trouver du secours et de la solidarité. La situation devient si indéterminée, que chacun à tout intérêt à demeurer armé pour défendre ses intérêts.

Seule la lassitude qu’inspire une nouvelle guerre civile retient la violence. L’espoir demeure dans des élections, en juin. Espoir fragile, car si le parlement ne devait représenter que la multitude des tribus et des clans, aucune politique ne pourrait être menée.

Alors, Kafhafi sera-t-il réhabilité dans l’imaginaire libyen ? S’il ne l’est pas, on peut s’attendre à ce que les méthodes de Kadhafi le soient.

Le deuxième rapport de l’ONU dénonce le fait que dans la « nouvelle » Libye, les infractions aux droits de l’Homme se poursuivent dans un climat d’impunité, citant des exécutions sommaires, des arrestations arbitraires, des tortures, des disparitions et des pillages.

Dans un rapport publié le 16 février, Amnesty International accuse le Conseil national de transition (CNT) de garantir l’impunité de miliciens « hors contrôles » qui commettent des violations généralisées des droits de l’homme, notamment en torturant certains détenus, parfois jusqu’à la mort, pendant les interrogatoires. Des détenus ont dit à Amnesty qu’ils avaient avoué des viols et des meurtres qu’ils n’avaient pas commis pour faire cesser la torture. Le rapport d’Amnesty indique par ailleurs que les milices jouissent d’une « impunité totale » et que les autorités n’ont « rien » fait pour enquêter sur les crimes de guerre et engager des poursuites.

Médecins Sans Frontières (MSF) a suspendu ses opérations médicales dans la ville de Misrata à la fin janvier. L’organisation a indiqué qu’elle traitait de plus en plus de patients qui avaient été torturés lors d’interrogatoires. Les milices demandaient à MSF de soigner les détenus pour qu’elles puissent les interroger et les torturer à nouveau, une pratique qualifiée d’ « inacceptable » par les responsables de MSF. Selon Human Rights Watch, Omar Brebesh, 62 ans, ancien ambassadeur libyen à Paris, Omar Brebesh, est mort sous la torture 24 heures après son arrestation, le 19 janvier, par des miliciens de Zenten.

« Massacrer plus d’innocents pour gagner plus de Kadhafi », telle semble bien être la morale de la fable de l’intervention « humanitaire » de l’OTAN.

- Lire sur le site de Médiapart

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