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"La nouvelle géopolitique post-Kadhafi explique les problèmes actuels" au Mali

lemonde.fr, le 12 mars 2012

vendredi 16 mars 2012, par Sam

Historien spécialiste de l’Afrique, Bernard Lugan est universitaire (ancien enseignant à l’Université nationale du Rwanda et à l’université Lyon-III, et directeur de séminaire à l’École de guerre). Auteur de nombreux ouvrages (notamment une Histoire de l’Afrique des origines à nos jours), il anime sur Internet la revue L’Afrique réelle et le site www.bernard-lugan.com.

Guerre ouverte entre Touaregs et Etat malien, affrontements sanglants entre Toubous et Arabes à la frontière tchado-libyenne... Quels facteurs expliquent cet embrasement de l’arc saharo-sahélien ?

La crise régionale actuelle a plusieurs origines. A la base de tout, se trouve le fait que l’espace sahélo-saharien, monde de contacts ouvert, a été cloisonné par des frontières coloniales artificielles qui forcent à vivre ensemble des pasteurs vivant au nord et des agriculteurs sédentaires vivant au sud.

Ensuite, depuis une décennie environ, la région est devenue un relais pour les organisations mafieuses, 15 % de la production mondiale de cocaïne transitant ainsi par le Sahara. Parallèlement, des organisations terroristes islamistes s’y sont installées, profitant de la porosité des frontières. Trafiquants et terroristes transnationaux utilisent les anciennes structures précoloniales de circulation nord-sud. Enfin, la région est devenue une terre à prendre, ses matières premières (uranium, fer, pétrole, etc.) y attirant de nouveaux acteurs comme la Chine ou l’Inde.

Tout ceci fait que la région est hautement crisogène, un phénomène aggravé en raison de la proximité de trois autres foyers de déstabilisation, respectivement situés dans le nord du Nigeria avec la secte fondamentaliste Boko Haram, dans la région du Sahara nord occidental avec Aqmi, et dans la zone des confins algéro-maroco-mauritaniens avec le Polisario. Dans ce contexte, la disparition de l’Etat libyen donne aux mouvements irrédentistes, aux trafiquants et aux terroristes, des opportunités exceptionnelles.

La chute du régime du colonel Kadhafi serait donc un élément déclencheur des actuels conflits au Sahara ?

La nouvelle géopolitique sahélienne post-Kadhafi est la clé d’explication des problèmes actuels. Le colonel Kadhafi avait en effet réussi, au prix d’une dictature sévère, à imposer la stabilité intérieure dans un pays mosaïque aujourd’hui menacé de fragmentation. La Libye unitaire n’existant plus, le danger est de voir apparaître une situation de guerres tribales et claniques comme en Somalie, avec toutes les conséquences régionales prévisibles.

Les observateurs n’ont pas compris que le sens profond de la politique saharo-sahélienne conduite par le colonel Kadhafi s’expliquait par ses origines. Sa tribu, les Khadafa ou Gueddafa, dont le cœur est la ville de Sabha, est certes numériquement peu importante, avec ses 150 000 membres, cependant, elle occupe un espace stratégique à la jonction de la Tripolitaine et de la Cyrénaïque, mais d’abord à la verticale reliant la méditerranée au cœur du Sahara, de Syrte à Mourzouk. Cette tribu chamelière engagée dans le commerce à longue distance était traditionnellement en relation avec les Toubou et les Touaregs, ce qui explique les alliances du régime Kadhafi et son attirance pour le sud saharien et sahélien.

Comme le colonel Kadhafi déstabilisait et contrôlait tout à la fois une vaste partie de la sous-région, le bouleversement politique libyen, amplifié par la recomposition maghrébine, a créé une nouvelle définition géopolitique régionale. D’autant plus que les armes dérobées dans les arsenaux libyens (missiles Sam, etc.) vont irriguer de vieux conflits (Nord-Tchad, touareg, Darfour, etc.) et que les combattants sahariens de la Légion verte, créée par le colonel Kadhafi dans les années 1980, sont prêts pour bien des aventures.

AQMI a de son côté étendu sa zone d’action dans le nord du Mali, dans la région du massif du Timétrine au nord ouest de l’Adrar des Iforas, région qui fut le bastion de la rébellion touareg contre le gouvernement malien dans les années 1990. Et enfin, les milliers de kilomètres de frontière commune entre la Libye et le Tchad ne sont plus contrôlés.

Les Touaregs semblent en rébellion quasi-continue au Mali depuis 1963. Quelles sont les raisons historiques de ces hostilités ?

Le réveil de l’irrédentisme touareg est une donnée régionale importante avec l’apparition du MNLA (Mouvement national pour la libération de l’Azawag). Les Touaregs ou Imazighen, sont des Berbères nomades. Relativement homogène au Nord, notamment en Algérie et en Libye, le peuplement touareg s’est peu à peu dilué parmi la population des agriculteurs noirs ou des nomades peuls de la région sahélienne.

Dans les années qui précédèrent l’indépendance, les chefs touaregs réunis à Kidal demandèrent à la France de ne pas les rattacher aux futurs Etats qui allaient être ethno-mathématiquement dirigés par les Noirs sudistes dont, compte tenu de l’histoire ancienne, ils se méfiaient. En vain. La première rébellion touarègue éclata en 1962-1963 dans l’Adrar des Iforas au Mali. Elle s’éteignit à la suite d’une impitoyable répression menée le régime du président Modibo Keita, mais également en raison de la sécheresse des années 1970, qui poussa les Touaregs vers les camps de réfugiés installés en Libye et en Algérie.

Ensuite, leurs axes de transhumance ayant été barrés par des frontières dont le tracé avait été décidé sans eux, les Touaregs furent clochardisés quand, pour les contrôler, les Etats issus de la décolonisation les sédentarisèrent. Ceci explique pourquoi les hostilités ne cessèrent jamais tout à fait et également pourquoi les Touaregs furent sensibles au projet porté par le colonel Kadhafi de création d’un "Etat" saharien.

En quoi le conflit actuel diffère-t-il des précédents ?

Le 17 janvier 2012, des insurgés touaregs lancèrent une offensive contre les forces armées maliennes à Menaka et dans la région de Kidal. Or, il ne s’agissait pas là d’une simple résurgence d’un conflit latent, mais au contraire d’une nouvelle forme de revendication. A la différence des précédents mouvements, qui visaient officiellement à une plus grande intégration des Touaregs au sein de la société malienne et à de plus grands efforts de la part de Bamako dans la lutte contre la pauvreté, aujourd’hui, les insurgés ne revendiquent pas le développement, mais l’autodétermination et l’indépendance. Ils ne parlent plus de rébellion, mais de "mouvement révolutionnaire" destiné à "libérer le peuple de l’Azawag de l’occupation malienne".

Le chef opérationnel du MNLA, Mohammed Ag Najem, est membre de la tribu des Iforas. Colonel de l’armée libyenne, il commandait une unité spécialisée dans le combat en zone désertique et qui était casernée à Sebha. Il a quitté la Libye avec armes et bagages quelques jours avant le lynchage du colonel Kadhafi par des miliciens de Misrata. Son groupe dispose d’un matériel de pointe, y compris des missiles sol-air. Pour le moment, les armes puisées dans les arsenaux libyens suffisent aux rebelles, mais il leur sera difficile de mener une guerre longue.

Le Mali affirme que le MNLA a fait alliance avec Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI). Le MNLA dément. Qu’en est-il réellement ?

Le problème est que la rébellion touareg, qui a perdu son protecteur libyen, va nécessairement devoir chercher d’autres soutiens. AQMI pourra-t-il en profiter ? La réponse à cette question est complexe. Une chose est sûre : s’il n’y avait pas AQMI, les Occidentaux se désintéresseraient de ce qui se passe au Mali. La carte AQMI est donc la seule dont disposent les Maliens pour tenter de les faire s’engager à leurs côtés, et c’est pourquoi ils affirment que les insurgés ont des liens directs avec les fondamentalistes musulmans.

Le MNLA dit au contraire haut et fort qu’étant un mouvement berbère, il est le meilleur rempart contre ces derniers. En 2006, les Touaregs alors en révolte s’étaient d’ailleurs durement accrochés avec le GSPC (Groupe salafiste pour la prédication et le combat), ancêtre d’AQMI.

Certes, mais quelques Touaregs semblent avoir constitué un petit commando local jihadiste à la fin de l’année 2011 et, selon certaines informations, ce dernier aurait participé à l’une des attaques du mois de janvier 2012 au côté du MNLA. L’information a été aussitôt fortement démentie par ce dernier, qui y voit une tentative d’intoxication de Bamako. Si le risque de porosité n’est pas exclu, une alliance AQMI-MNLA est difficile à envisager, du moins tant que les rebelles touaregs ne sont pas acculés a l’accepter.

Yidir Plantade

- Lire sur LeMonde.fr

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