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"Les islamistes ont intégré le pluralisme"

Entretien avec Gilles Kepel, Professeur des universités à Sciences Po et membre de l’Institut universitaire de France

vendredi 6 janvier 2012, par Tilelli

Alternatives Internationales Hors-série n° 010 - janvier 2012

Un an après le début des révolutions arabes, le politologue Gilles Kepel revient sur les spécificités nationales de ces mouvements, les divergences existant entre les différents partis islamistes et le jeu politique - à l’issue incertaine - à l’oeuvre dans la région.

La Tunisie a été le premier des pays arabes à basculer dans la révolution. Quels bilans tirez-vous de cet événement ?

Gilles Kepel. En Tunisie, un véritable processus révolutionnaire s’est mis en marche. Dès le début de la contestation, les différentes classes sociales se sont coalisées pour renverser le pouvoir. La jeunesse urbaine pauvre issue de l’arrière-pays tunisien d’une part et la population urbaine éduquée d’autre part - les classes moyennes de Tunis notamment -, se sont alliées. Ces dernières avaient en partie bénéficié du régime de Ben Ali, mais s’en sont détachées petit à petit, en raison du racket exercé par la famille du dictateur vieillissant. Ces deux classes sociales ont bénéficié de l’appui du corps des officiers de l’armée, qui eux-mêmes appartiennent aux classes moyennes, ce qui a conduit au départ de Ben Ali. Une Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution a servi d’organe provisoire pour mettre en oeuvre une transition démocratique vers un système électoral dont les élections d’octobre 2011 ont été l’aboutissement. La victoire - à la majorité relative - des islamistes d’Ennahda (" Renaissance ") est à interpréter non avec alarmisme mais avec calme. C’est un parti qui a été confronté, un peu comme l’AKP turc dont il se réclame, à l’émergence de la démocratisation. Il a été capable d’attirer une partie de la population des classes moyennes. Inéluctablement, ce parti " attrape-tout " sera pris entre les gages qu’il a pu donner à ces classes moyennes européanisées, notamment sur le statut de la femme ou la possibilité de consommer de l’alcool, et une base populaire aux revendications religieuses et sociales plus radicales, comme l’illustrent par exemple les exigences des salafistes pour le port du niqab à l’université. S’engage donc en Tunisie, mais le schéma est également valable pour l’Egypte et la Libye, une lutte pour l’hégémonie sur le champ religieux entre Ennahda, issu de la mouvance des Frères musulmans dans sa dimension plutôt modérée et soutenu par le Qatar à l’échelle internationale, et les salafistes d’obédience beaucoup plus radicale soutenus par l’Arabie Saoudite.

L’Egypte est-elle de son côté menacée d’un second cycle de violences ?

G. K. En Egypte, nous n’avons pas été en présence d’un processus véritablement révolutionnaire comme en Tunisie. L’occupation de la place Tahrir du début de l’année 2011 était davantage le spectacle de la révolution qu’une authentique mobilisation révolutionnaire. Il a été mené essentiellement par une jeunesse branchée, moderne, insérée sur le marché du travail, parlant anglais ou français et dont les relations avec la masse de la population n’a été que très graduelle. La pression populaire place Tahrir a contraint les pairs de Moubarak, c’est-à-dire la hiérarchie militaire, à pousser leur chef vers la sortie. Mais le pouvoir reste aux mains du Conseil suprême des forces armées. Il a organisé les élections à trois tours (les 28 novembre, 14 décembre et 11 janvier, un tiers des 27 gouvernorats égyptiens se rendant successivement aux urnes) et maîtrise le calendrier des présidentielles, prévues mi-2012. Tout cela donne le sentiment d’une armée qui, tout en ayant écarté son représentant le plus embarrassant, n’est pas disposée à abandonner le pouvoir et les avantages économiques considérables (terres, entreprises…) dont elle dispose. Les Etats-Unis commencent à s’en émouvoir et craignent des insurrections, à la suite de la réoccupation de la place Tahrir par la jeunesse égyptienne à partir du 18 novembre dernier. Les islamistes apparaissent en tête, et de loin, des premiers dépouillements électoraux - avec des Frères représentant plutôt la petite-bourgeoise urbaine désireuse de se faire une place au sein du système en l’islamisant, et les salafistes, mieux implantés dans les zones de grande pauvreté et revendiquant une confuse " révolution culturelle islamique ". La charia, un concept différent selon les Etats

La charia, ou « chemin pour respecter la volonté de Dieu », est l’ensemble des lois régissant la vie quotidienne des musulmans. Elle tire principalement sa source du Coran. Mais son application varie selon les pays, et se voit parfois mêlée à d’autres sources juridiques. Elle peut être interprétée de manière très restrictive (Arabie Saoudite, pays du Golfe, Iran) ou plus évolutive (Egypte). La sévérité des châtiments islamiques (houdoud) et le droit des femmes en matière de divorce, d’héritage ou de port du voile sont les deux marqueurs principaux de son degré d’ouverture aux exigences des droits humains. En Tunisie, Rached Ghannouchi, le leader du parti islamiste Ennahda, a déclaré que c’était au peuple tunisien de décider si la charia devait être la source principale du droit. En Libye, les dirigeants du Conseil national de transition ont fait savoir que la charia constituera le socle de la nouvelle Constitution.

La Libye répond-elle aussi à une configuration spécifique ?

G. K. La disparition physique du despote a complètement libéré le pays, qui n’a vécu ni processus révolutionnaire classique, comme en Tunisie, ni mise en scène de la révolution sur Twitter, Google et Facebook, comme en Egypte, mais une combinaison entre les frappes de l’Otan et la révolte des tribus descendues de la montagne en 4X4 ou venues des oasis. Si, dans le cadre de l’opération de l’Otan, Nicolas Sarkozy n’avait pas envoyé les avions français détruire la colonne de chars qui s’apprêtait à écraser Benghazi, Kadhafi serait encore au pouvoir. Puis, soutenus par la couverture aérienne de l’Otan, les rebelles se sont emparés des chars et des réserves d’armes pour mener une sorte de guerre de sans-culottes combinée à une dimension tribale. Aujourd’hui, partout, des miliciens de 18 ans, en armes et en tenue de camouflage, occupent Tripoli après y avoir planté leurs tentes. Leurs 4X4, couverts d’inscriptions indiquant leurs régions d’origine, ne sont pas prêts de quitter la capitale. Ceux qui viennent du djebel Nefoussa, en particulier de Zintan et des régions berbères, sont désireux que s’installe un état démocratique et laïc. Mais l’ancien combattant du jihad en Afghanistan auprès d’Al-Qaida, Abdel Hakim Belhadj, est favorable quant à lui à l’instauration d’un émirat islamique. Il s’appuie sur certains membres de l’ancien système Kadhafi comme Mustafa Abdel Jalil, le patron du Conseil national de transition (CNT), ancien ministre de la Justice du dictateur et qui a annoncé vouloir établir la charia en octobre 2011. La surenchère islamiste d’Abdel Jalil ne vise qu’à faire oublier ses compromissions passées. Enfin, il faut compter avec la population de Misrata, la troisième ville du pays, qui représente la bourgeoisie commerciale et intellectuelle par laquelle tout l’import-export de la Libye transitait. La cité, qui se présente aujourd’hui comme une opposante de toute éternité, a beaucoup profité du régime. Ce qui explique là encore que ce sont les brigades de Misrata qui ont capturé Kadhafi, qui l’ont torturé, exécuté et exhibé en place publique. Rien n’est donc joué en Libye. Un grand sentiment de liberté s’y épanouit après quarante-deux ans d’une dictature pire qu’en Irak ou qu’en Syrie en raison d’un décervelage complet. Chez Khadafi régnait un despotisme pur.

Dans la tension entre musulmans d’obédience salafiste et Frères musulmans, dans quelle mesure l’AKP turc est-il une source d’inspiration pour la Tunisie, l’Egypte et la Libye ?

G. K. Ennahda, le parti islamiste tunisien, est fasciné par l’AKP, le Parti de la justice et du développement turc, islamo-conservateur, qui a réussi à combiner exercice du pouvoir et séduction de la petite bourgeoisie pieuse. On observe ainsi une mouvance qui va de la Turquie, comme grand pays tutélaire mais non-arabe, au Qatar, comme grand argentier, en passant par Ennahda comme parti politique arabe emblématique. La " ouassatiya ", le centrisme islamiste ou le " juste milieu ", en arabe, est l’alpha et l’oméga de cette nébuleuse dont Tariq Ramadan, à Oxford, est un vecteur d’influence, sa chaire étant financée par le Qatar.

S’il est difficile de dire ce que les Frères musulmans vont devenir, ils ont bel et bien intégré le langage du pluralisme politique, et Ennahda, en Tunisie, est d’ores et déjà engagé dans une coopération avec les partis non-religieux faisant partie de la coalition majoritaire. De leur côté, les salafistes se placent plutôt dans une logique de soumission complète à l’ordre saoudien. Qui lui-même a connu une importante transformation avec l’arrivée au pouvoir en octobre 2011 du prince Nayef ben Abdelaziz ben Abderrahmane Al-Saoud (le roi Abdallah ben Abdelaziz Al-Saoud étant empêché par la maladie et l’âge tandis que le prince héritier, son demi-frère, est décédé à l’automne dernier). Nayef est en train de réorganiser le régime saoudien sur un modèle pyramidal en lieu et place d’un ordre latéral plus diffus. Cette reprise en main, qui s’accompagne d’une accélération des prises de décision, explique le choix de mettre la Syrie, dont la situation est désormais considérée comme dangereuse pour la stabilité régionale, au ban de la Ligue arabe, ce qui est capital.

Ces changements ne vont-ils pas plutôt dans le bon sens, du point de vue occidental ?

G. K. L’avenir le dira. Nayef est un archiconservateur. Il a certes gagné la bataille contre Al-Qaida en Arabie Saoudite mais, pour lui, les Frères musulmans sont de dangereux libéraux. Ils représentent à ses yeux la pire menace qu’ait jamais connu l’islam contemporain. Ce qu’il faut surtout noter, c’est que les pays dont les régimes sont tombés représentent des enjeux internationaux limités. Même dans le cas de l’Egypte, voisine d’Israël et de la Libye, exportatrice de pétrole. Il en va tout autrement des pays de la Péninsule arabique, dont la stabilité, en raison de leur poids dans les approvsionnements en hydrocarbures, est une question absolument prévalente pour les Occidentaux, mais aussi pour tous les Etats de la région. Quant à la région du Levant, elle est composée de pays très fragmentés en termes confessionnels et ethniques. Le Liban et l’Irak ont connu des guerres civiles sanglantes ces dernières décennies et l’une des raisons pour lesquelles la bourgeoisie sunnite de Damas n’a pas basculé du côté des révolutionnaires est non seulement la crainte que la masse sunnite commence à s’en prendre à une bourgeoisie alliée au régime alaouite de Bachar Al-Assad, mais que la chute de ce dernier se traduise par une nouvelle guerre civile interconfessionnelle. " Les militaires ont éloigné les révolutionnaires du scrutin " Alaa al-Aswany, romancier, auteur de L’immeuble Yacoubian et Chroniques de la révolution égyptienne, in L’Hebdo du 7 décembre 2011

« Le Conseil suprême des forces armées qui dirige l’Egypte veut un Parlement à sa convenance. Et les militaires ont fait tout ce qu’ils pouvaient pour éloigner les révolutionnaires du scrutin. A mon avis, la nouvelle assemblée qui en sortira dans un mois (mi-janvier 2012, ndlr) sera moitié-moitié. Moitié proche des militaires et moitié proche des islamistes. Les militaires ont découvert que ces derniers, finalement, sont des gens avec lesquels ils peuvent faire alliance. »

Or, la perspective de la confessionnalisation du conflit aurait deux conséquences internationales explosives. D’une part, elle pourrait entraîner les ennemis syrien et israélien dans une confrontation armée. D’autant que l’affaiblissement syrien a été manifeste durant l’épisode de la libération du soldat israélien Gilad Shalit : Damas, qui ne souhaitait pas la libération de l’otage, est apparu sans influence sur le Hamas, qui a pris ses distances avec la Syrie et a fini par libérer le jeune soldat sous la forte offensive diplomatique de l’Egypte. D’autre part, la question de l’équilibre entre Arabes et Iraniens dans la région est en jeu. L’effondrement du régime syrien est un élément très préoccupant pour l’influence iranienne au Levant, car sans le relais de Damas entre Téhéran et le Hezbollah, l’Iran perdra une grande partie de sa capacité de nuisance sur Israël et sur le système libanais, et donc son assurance dans le système régional. Les Etats de la péninsule Arabique qui veulent se débarrasser, comme Israël, d’Ahmadinejad, le président iranien, ont aujourd’hui l’avantage. Ce n’est pas un hasard si Benyamin Netanyahou brandit désormais la menace du bombardement des installations nucléaires iraniennes.

Une contre-révolution généralisée est-elle possible ?

G. K. A Bahreïn, la contre-révolution est déjà faite. La situation reste très tendue dans la péninsule Arabique. Le Qatar soutient partout où il le peut les Frères musulmans, mais ses capacités d’influence médiatique (la chaîne Al Jazeera), culturelle et diplomatique (l’émirat prône un islam ouvert qui séduit les Occidentaux) ou financière sont malgré tout limitées : le Qatar ne compte que 200 000 habitants. Il lui faut construire des relations compliquées avec les Saoudiens, qui détestent ce voisin trop moderne. Le Golfe sera donc une zone clef des prochains mois, où se décidera laquelle des deux options, de la sainte alliance contre-révolutionnaire ou des accommodements avec la démocratie, triomphera. Le Maghreb sera à observer également, notamment l’Algérie, qui a vu une transition se faire en Tunisie alors qu’elle n’avait pas réussi à mener la sienne au début des années 1990.

Grande absente des débats en cours, l’économie. Que disent les partis islamistes en la matière, sachant que les attentes populaires sont très fortes et les situations économiques et sociales désastreuses ?

G. K. La seule politique économique résolue et efficace qui a été mise en oeuvre récemment dans la région est celle de l’AKP. Le parti islamiste turc est un peu à l’image, toute proportion gardée, du Parti communiste chinois. L’encadrement par l’AKP d’une population nombreuse issue de l’exode rural, très faiblement rémunérée, et mise au travail dans les villes au nom d’Allah, se traduit par une forte croissance, en raison de la bonne insertion de la Turquie dans le système manufacturier de l’économie globalisée. Cet islamisme-là, qui rend les ouvriers obéissants et peu revendicatifs dans les usines, est regardé d’un très bon oeil par les forces du marché à l’échelle internationale. Mais ce système est possible en Turquie en raison de l’existence d’une bourgeoisie autonome, émancipée du système militaire, européanisée et européanophile, dont les grandes entreprises ont réussi à combiner leurs compétences avec celles du petit entreprenariat anatolien de sous-traitants dans lequel l’AKP maintient l’ordre. En Egypte, à l’inverse, le capitalisme nilotique a été complètement phagocyté par les réseaux familiaux de Moubarak et de ses fils, et a le plus grand mal à émerger comme force autonome.

Propos recueillis par Bertrand Richard

[Lire sur le site de Alternatives internationales -http://www.alternatives-internation...]

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