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« Quoi qu’il arrive, la nouvelle Libye sera meilleure »

Libération, le 8 novembre 2011.

mardi 8 novembre 2011, par Tilelli

Interview - Bernard-Henri Lévy, qui publie jeudi « la Guerre sans l’aimer », revient sur le rôle qu’il a joué dans l’intervention militaire en Libye contre Kadhafi, et donne sa vision de l’avenir du pays.

A quelques jours de la parution de son livre la Guerre sans l’aimer, chronique des deux cents jours de la révolution libyenne à l’Elysée, Bernard-Henri Lévy évoque ces événements et ses espoirs d’une nouvelle Libye démocratique.

Au regard de ce qu’elle est devenue, ne pensez-vous pas vous être laissé aveugler par cette insurrection ?

C’est toujours le risque, bien sûr. Et ce ne serait pas la première fois que l’ami d’une révolution se serait laissé porter par un sentiment d’illusion lyrique. Mais, là, ce n’est pas le cas.

D’abord, parce qu’à chaque étape de cette aventure je me pose des questions, j’exprime des doutes. Ensuite, parce que nous avons tous tendance à oublier ce qu’était vraiment Kadhafi : les massacres de masse, les tortures, les pendaisons pour l’exemple, le terrorisme international, la répression et le meurtre d’Etat érigés au rang de l’un des beaux-arts ; nous perdons de vue le fait que le régime nouveau sera, quoi qu’il arrive, meilleur que celui dont l’Occident s’est si longtemps accommodé.

Et puis de quoi parle-t-on ? Dans le grand débat démocratique dont le pays est enfin le théâtre, l’avantage est toujours aux démocrates ; il est encore, plus que jamais, à ceux qui pensent que l’islam est compatible avec les droits de l’homme tels qu’on les entend en Occident ; les Libyens ne vont bien entendu pas renoncer à l’islam, qui fait leur identité. Mais, au parti mondial des huntingtoniens, aux partisans occidentaux et arabes du choc des civilisations, ils sont en train de démontrer qu’on peut être à la fois un musulman pieux et s’inscrire dans la liberté d’expression, la démocratie, l’égalité des sexes ; et, ça, c’est un événement capital !

Et l’allégeance à la charia par le président du CNT ?

L’homme qui a prononcé ces mots, Moustafa Abdeljelil, je le connais bien. C’est quelqu’un qui a été ministre de la Justice de Kadhafi et qui a le légitime souci de faire oublier d’où il vient. Qu’il ait voulu donner un gage à l’aile la plus extrémiste du mouvement n’est pas surprenant. De même, d’ailleurs, que sa décision d’introniser Abdelhakim Belhadj gouverneur de Tripoli [un ancien émir du Groupe islamique combattant en Libye, proche d’Al-Qaeda, ndlr]. Mais un conseil de transition, comme son nom l’indique, n’est pas une Constituante. Il est là pour administrer les affaires courantes, pas pour légiférer dans la durée. Et je vous informe d’ailleurs que la majorité, je dis bien la majorité, des membres du CNT n’était pas d’accord avec cette phrase et ont été, quand il l’a prononcée, presqu’aussi stupéfaits que vous et moi.

Et l’exécution de Kadhafi ?

La question est : s’agit-il d’un reliquat du passé ou d’un acte fondateur ? Je pense, personnellement : reliquat, dernière perle noire lâchée par la sale huître du régime ancien. Et ce qui me fait penser cela, c’est la manière dont les chefs de l’insurrection ont, là aussi, réagi. Ils se sont, presque tout de suite, engagés à enquêter, à faire la lumière, à juger. Ils ne l’ont toujours pas fait sur l’exécution du général Younès, cet ancien pilier du régime rallié à la rébellion et mort assassiné dans des conditions mystérieuses le 28 juillet 2011…

C’est vrai. L’enquête existe. Je connais ses conclusions. Elle dit, en gros, que les meurtriers étaient des islamistes manipulés par les kadhafistes. Mais, en effet, cela n’a pas été rendu public. Et pour le coup c’est une erreur. Mais qui n’en commet pas ? Connaissez-vous un mouvement insurrectionnel s’inventant sous le feu, improvisant et ne déraillant jamais ? Vous les défendez parce que vous y croyez vraiment ou parce que vous les avez accompagnés ?

Je les défends parce que j’y crois. Et je les défends aussi parce que je trouverais indécent de condamner au bout de quelques semaines un mouvement qui essaie, à tâtons, de sortir de quarante-deux ans de dictature. Regardez la France ! Sa révolution a été suivie par la Terreur, la Restauration, deux contre-révolutions impériales, des massacres en tous genres. Il lui a fallu plus d’un siècle pour proclamer la République puis, en 1905, la laïcité. Et nous sommerions les Libyens de faire en cent vingt jours ce que nous avons mis, nous, cent vingt ans à accomplir ? Allons !

L’après-guerre peut-il être pacifique dans un pays comme la Libye qui, au fond, n’a jamais été un pays ?

La Libye n’a jamais été un pays, sauf aujourd’hui. Eh oui ! Cette guerre atroce a eu au moins ce mérite : elle a forgé une espèce d’unité. L’épreuve du feu, la fraternité des combats ont fait mille fois plus pour le nouage du lien national qu’un dictateur fou et imbécile qui brisait, lui, méthodiquement, toute forme de société civile. Et si les Libyens vous appelaient aujourd’hui, que feriez-vous ?

Il y a quarante ans, au Bangladesh, je suis devenu, l’espace de quelques mois, jeune « fonctionnaire » d’un gouvernement sorti d’une insurrection que j’avais, dans des circonstances assez semblables, accompagnée. Je ne le ferais pas aujourd’hui. Mais dénoncer, en revanche, l’assassinat de Kadhafi, dire à mes amis de la ville de Misrata, dont je suis citoyen d’honneur, que le défilé des combattants venant se faire photographier à côté du cadavre du dictateur est obscène, ou même donner mon avis sur la future Constitution, ça, je ne m’en prive pas. Pensez-vous que c’était le rôle de l’Otan de tirer sur le convoi de Kadhafi fuyant Syrte pour le bloquer ?

Non, en effet. Mais est-on réellement certain que les choses se sont passées de cette façon ? Gérard Longuet a évoqué des frappes françaises avant de dire le lendemain que, finalement, il n’en savait rien. Notre envoyé spécial, Luc Mathieu, a interrogé des témoins et reconstitué ce qui s’est passé comme l’évidence de frappes ayant bloqué le convoi…

Soit. Et, si tel est le cas, il faut dire haut et fort en effet que l’Otan n’avait pas pour mission d’appliquer, ou d’aider à faire appliquer, une peine de mort qui est abolie dans la totalité des pays de l’Alliance à part les Etats-Unis. Et il faut dire aussi qu’il est navrant qu’il ne puisse plus y avoir, du coup, de procès et qu’ait ainsi disparu l’archive vivante des crimes du régime.

Mais soyons sérieux. Dans l’ensemble, la façon dont cette affaire a été menée est assez exceptionnelle. On peut détester la guerre et reconnaître que l’Otan est restée, en gros, dans les clous de la légalité internationale et a évité, pour l’essentiel, les dommages collatéraux. Cette guerre de Libye, c’est l’anti-guerre d’Irak.

Dans votre livre, vous insistez beaucoup sur le rôle des individus. Que se serait-il passé si le président de la République française n’avait pas réagi comme il l’a fait en vous écoutant ?

Benghazi aurait subi le sort de Misrata et aurait été détruite. Un massacre de masse y aurait été commis. La Libye serait comme la Syrie aujourd’hui : plus de quarante morts par jour et la plongée sans fin dans la tuerie.

Vous faites le pari d’appeler Nicolas Sarkozy et vous réussissez à le convaincre de ne pas mettre le Quai d’Orsay au courant. De l’autre côté, les membres du CNT prennent le temps de discuter du fait de savoir s’ils acceptent votre invitation en France. Où se situe la démocratie ?

Vous sous-entendez quoi ? Qu’elle est plutôt du côté du CNT soumettant au vote la décision de venir ou non à Paris chercher l’assurance-vie que je leur propose ? D’accord ! Et je vous répète que j’aime ces gens du CNT ! J’aime ces juges, ces professeurs, ces avocats qui ne savent de la démocratie que ce qu’ils en ont appris dans les livres et qui en réinventent pourtant les principaux réflexes. Et j’aime aussi, par parenthèse, cette idée d’un peuple de Bédouins choisissant pour les représenter des hommes de lettres et de loi. Alors, après, la France…

Je recommande à Nicolas Sarkozy, c’est vrai, de court-circuiter le Quai d’Orsay… Mais je pense, en mon âme et conscience ce jour-là, que laisser agir le quai d’Orsay, s’en remettre à un Alain Juppé qui, la veille de ma première entrevue avec Sarkozy, excluait encore, clairement, le recours à la force, c’était accepter que Benghazi soit un autre Srebrenica.

Pourquoi Nicolas Sarkozy a-t-il pris ce risque politique ?

Aujourd’hui encore, je l’ignore. Je n’ai pas avec lui des relations me permettant de lui demander, entre quatre yeux, pourquoi il a consenti à ce coup de force institutionnel et politique.

Mais je soupçonne tout de même une ou deux choses. Je sais, par exemple, qu’il faisait jadis partie de ceux qui estimaient que la France avait failli au Rwanda et manqué à ses devoirs en Bosnie. Je sais, car il me l’a dit, qu’il est hanté par le cauchemar d’être le président témoin d’un nouveau Srebrenica. Et puis il y a eu les calculs politiques, bien sûr. Mais je m’en moquais. L’important, pour moi, c’était de réussir. Et c’est fait. Vous le décrivez dans le livre comme un homme politique capable de décider et d’agir, conscient des enjeux de l’histoire. Pourquoi cet éloge ?

Parce que c’est vrai ! Il y a quand même eu des scènes incroyables. Celle du général Younes que j’amène, à minuit, dans un Elysée désert, pour demander à la France d’ouvrir un deuxième front, dans le djebel Nefoussa, au sud-ouest de Tripoli. Les commandants de Misrata qui sortent de leur ville assiégée pour venir expliquer qu’ils ont, pour peu qu’on leur donne les armes idoines, « les clés de Tripoli ». Ou, bien sûr, le fait accompli que fut la reconnaissance du Conseil national de transition. Chaque fois, Sarkozy a marché. Et sauf à être complètement sectaire, sauf à enfermer les hommes dans la prison de leur propre cliché, on est bien forcé de l’admettre. Nicolas Sarkozy aurait donc été plus à la hauteur sur la Libye que François Mitterrand en son temps sur la Bosnie ou le Rwanda ?

Oui. Cela va énerver vos lecteurs mais c’est comme ça. Il y a, en chaque homme, une passe vers ce qui le dépasse. Et il est certain que Nicolas Sarkozy a fait, là, ce qu’aucun président de la Ve République n’avait fait avant lui. Il y a un moment, que je raconte, où il me demande, dans son bureau : « Tu t’imagines avec Ségolène Royal à ma place faisant ce que nous sommes en train de faire ? » Par fierté, crânerie, je lui réponds : « Oui, bien sûr, je l’imagine. » Mais, au fond de moi, je sais qu’il a raison. On peut ne pas avoir voté Sarkozy en 2007, on peut s’apprêter à ne toujours pas voter pour lui en 2012 et reconnaître que, sur cette affaire libyenne, il a été exemplaire.

Recueilli par Sylvain Bourmeau, Marc Semo et François SergentPhoto Roberto Frankenberg

Lire l’interview sur le site de Libération

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