Tamazgha
Accueil du site > Lu dans la presse > Vers un nouveau monde arabe

Débat

Vers un nouveau monde arabe

in Le monde.fr, 4 avril 2011.

lundi 4 avril 2011, par Tamilla

L’intervention occidentale en Libye ne modifie-t-elle pas la donne du "printemps arabe" ?

En Libye, la voie étroite de la coalition militaire est de neutraliser la capacité d’action de l’armée de Kadhafi tout en permettant que les structures de pouvoir libyennes elles-mêmes le fassent partir - comme cela a été le cas pour Ben Ali et Moubarak - sans quoi on change de registre et on bascule dans le schéma d’une intervention occidentale, avec le legs calamiteux de l’Irak et de l’Afghanistan en arrière-plan.

Le problème est que la Libye n’est pas, contrairement à l’Egypte ou à la Tunisie, une société fortement institutionnalisée, où un chef d’état-major peut basculer et être obéi par ses troupes pour chasser le président en lien avec les forces sociales. Seul le lâchage du colonel par les dirigeants des grandes tribus peut assurer ce processus, et s’ils se convainquent que Kadhafi et sa famille sont persona non grata dans le monde et surtout qu’il sera difficile de négocier le pétrole libyen, on peut penser qu’ils le pousseront dehors.

Quels seront les prochains dominos ? Le Yémen, la Syrie ?

Le Yémen est un hybride entre civilisation urbaine et réseaux tribaux, entre les modèles égyptiens et libyens, si l’on veut. La contestation urbaine à Sanaa et Aden prend des formes "place Tahrir" (il y en a du reste une de ce nom à Sanaa), mais la clé de l’équilibre militaire reste entre les mains des leaders tribaux qui n’ont pas encore basculé.

Et surtout la situation au Yémen, comme à Bahreïn, est une source d’inquiétude pour l’Arabie saoudite voisine, géant pétrolier fragile - ce qui explique le peu d’empressement des Etats importateurs de pétrole à soutenir des transitions qui risqueraient de menacer les approvisionnements au quotidien. On est là au coeur des contradictions qui articulent les révolutions arabes avec la rente pétrolière et risquent d’en hypothéquer le devenir.

Pour la Syrie, qui se pensait protégée par son rôle de champion de la résistance arabe contre Israël, les événements de Deraa et leurs suites éventuelles indiquent que les aspirations au changement peuvent sortir du cadre de l’union sacrée imposée par le conflit avec l’Etat juif. Or l’Iran et ses alliés, y compris le Hamas, qui sont mal à l’aise avec des revendications démocratiques qui les mettent en cause, ont intérêt à ce que ce front redevienne actif.

C’est aussi le souhait des faucons israéliens, à qui cela évite de faire face à la perspective d’un Etat palestinien reconnu par l’Assemblée générale de l’ONU en septembre prochain, en dépeignant les Palestiniens comme des partenaires non fiables et toujours tentés par la violence. Raviver le conflit armé, relancer les actions terroristes, est dans l’intérêt des régimes favorables au statu quo et hostiles à l’aspiration des sociétés civiles.

Quelles premières leçons peut-on tirer de ces semaines de "printemps arabe" ?

A ce stade, les révolutions arabes n’en sont qu’à leur début. Les conséquences que celles-ci auront sur leur environnement, l’approvisionnement en pétrole, l’immigration et la relation avec Israël sont encore à venir. En revanche, il est d’ores et déjà possible d’affirmer qu’elles nous ont fait entrer dans une phase nouvelle, qui clôt la séquence ouverte par le 11-Septembre. En quoi ? En ce que la mouvance islamiste voit sa frange la plus radicale perdre la partie et sa frange "participationniste", celle qui accepte d’agir au sein de la société (contrairement à ceux qui pratiquent la résistance armée type GIA ou Al-Qaida), désormais sommée de s’adapter à la réalité démocratique. En Egypte, les Frères musulmans représentent la force politique la plus structurée dotée d’un immense réseau associatif.

Mais il est intéressant de noter qu’à propos des événements récents ils ne parlent sur leur site que de "révolution populaire". Ils paraissent surtout courir après un mouvement dont ils n’ont pas pris l’initiative. En réalité, ces deux tendances divisent la mouvance islamiste depuis les affrontements des islamistes avec le pouvoir algérien dans les années 1990. Les attentats du 11-Septembre ont donné un regain aux radicaux qui ont occupé l’agenda international durant toute une décennie. Mais le martyr exemplaire s’est révélé un moyen insuffisant pour mobiliser les masses en leur faveur.

En revanche, la configuration qui a prévalu après le 11-Septembre a octroyé un sursis aux régimes autocratiques qui se sont présentés comme les seuls remparts contre Al-Qaida. C’est l’obsolescence du modèle Al-Qaida qui a mis fin, par ricochet, à ce sursis.

Quels sont les facteurs qui ont réveillé l’envie démocratique dans ces pays ?

L’un d’eux tient à la situation turque. La petite bourgeoisie pieuse venue des campagnes qui forme la base sociale de l’AKP (Parti de la justice et du développement) a montré qu’elle avait réussi à écarter les militaires. Le régime d’Ankara est le produit d’une alliance entre cette classe moyenne pieuse en ascension et la grande bourgeoisie cosmopolite d’Istanbul.

Mais il faut se garder de voir dans l’AKP un pur parti islamiste attiré par l’Iran. Le nucléaire iranien reste une menace aussi pour la Turquie voisine, et l’AKP est tiraillé entre des tendances contradictoires radicales ou sécularisées. Bref, ce que la situation turque révèle, c’est que la marche de la démocratisation a sa logique, qui peut entrer en contradiction avec l’idéologie "Frères musulmans" usuelle.

Plus généralement, nous assistons à une transformation du logiciel politique des sociétés arabes. Les islamistes n’ont pas réussi à contrôler le vocabulaire des soulèvements en cours. C’est une différence considérable avec la révolution iranienne d’il y a trente ans. A cette époque, l’ayatollah Khomeyni avait réussi à imposer son cadre rhétorique et son langage à la révolte démocratique contre le chah pour la subvertir.

A l’inverse, les islamistes "participationnistes" égyptiens ne sont pas parvenus à faire prévaloir le leur pour dire ce qui est en train de se produire. Même les chiites de Bahreïn utilisent un vocabulaire "droits de l’homme" et démocratique. Et s’il y a un échec de notre diplomatie, c’est bien de n’avoir pas su saisir ce que ce mouvement avait d’autonome et d’universel. Il n’est d’ailleurs pas certain que ce mouvement demeure musulman ou arabe.

Ce "changement de logiciel" caractérise-t-il toutes les révoltes ?

Bien sûr, il faut aussi tenir compte des situations locales. Certes, le vocabulaire est commun. Mais la syntaxe, elle, peut changer. Ce mouvement est ainsi né en Tunisie, dans une société culturellement très mixte marquée par la coalescence entre classes urbaines et jeunesse pauvre. Si l’Est a bougé en Libye, c’est aussi parce qu’il y avait eu peu de transferts de la manne pétrolière vers une région dont Kadhafi se méfiait...

En revanche, le phénomène commun à tous ces pays, c’est l’omniprésence du renseignement policier (Moukhabarat). A ce propos, on peut se demander comment il se fait que des régimes aussi autocratiques et policiers aient pu ainsi se laisser prendre au dépourvu par les soulèvements.

La réponse est simple. Ils n’ont pas vu venir la génération Twitter, la jeunesse en rébellion contre ces gérontocraties régnantes qui, répétons-le, avaient bénéficié d’un délai supplémentaire de dix ans, à cause d’Oussama Ben Laden.

Peut-on craindre des retours en arrière ou des développements à la libyenne ? La mobilisation autour de Facebook ou de Twitter suffira-t-elle à installer une démocratie durable ?

La face d’ombre de ces révolutions, c’est qu’elles suivent des décennies de répression telle qu’elle a inhibé la capacité de former des élites de substitution. Il n’y a pas, comme en Europe de l’Est, une dissidence sortie des prisons. On doit se garder de fétichiser les réseaux sociaux formés autour du Net. Quant aux télévisions, qui ont joué le rôle que l’on sait, celles-ci ont leurs limites. Al-Jazira est critiquée pour sa tiédeur dès lors que Bahreïn ou l’Arabie saoudite et le Hamas sont mis en cause et, en Egypte, elle est désormais concurrencée par l’émergence des télévisions satellitaires.

Les médias égyptiens libérés reconquièrent peu à peu la niche que s’était assurée la chaîne qatarie.

Les opposants de l’exil n’ont généralement pas d’expérience politique. En Egypte, ce qui a remplacé Moubarak, c’est le Conseil suprême des forces armées. Cette fois-ci, aucun nouveau "Mamelouk" n’a été désigné (à l’inverse de ce qui s’était passé depuis Naguib et Nasser, puis Sadate et Moubarak). Les contre-pouvoirs ne s’appuient sur aucune institution. Les élites politiques en gestation doivent impérativement sortir du monde virtuel pour s’implanter sur le terrain. Le cyberespace peut servir d’adjuvant mais ne saurait se substituer à tout.

Le scénario le plus noir serait que ces révolutions ne parviennent pas à maturité dans l’espace intérieur.

Quelles conséquences peut-on envisager sur le conflit israélo-arabe ?

Pendant longtemps a régné en Israël la thèse selon laquelle l’Etat juif aurait plus intérêt à traiter avec des autocrates qu’avec des régimes démocratiques. Pourtant, au vu des résultats, il est permis d’en douter. Traiter avec des dictatures arabes n’a abouti jusqu’à présent qu’à édifier un mur et à vivre en ghetto par rapport à la région.

Evidemment, pour un processus comme celui d’Oslo, qui cherchait à impulser la paix par le haut, cela pouvait à première vue présenter des avantages. Mais finalement ce processus a buté parce qu’il n’a pas été accepté par les sociétés. Au contraire, la situation actuelle offre une occasion historique de dialogue entre sociétés israélienne et arabe. Hélas !, la reprise des affrontements indique que les adversaires du processus démocratique sont toujours bien présents.

Gaïdz Minassian, Nicolas Truong et Nicolas Weill (Le grand entretien)

P.-S.

A propos de Gilles Kepel

Professeur à Sciences Po, membre de l’Institut universitaire de France et auteur de nombreux livres sur le monde arabe et musulman contemporain, traduits dans le monde entier. Il dirige la collection "Proche- Orient" aux PUF, qui a notamment publié les ouvrages du professeur Yadh Ben Achour, chargé de réécrire la loi et la Constitution tunisiennes.

Répondre à cet article