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"Arabe", la démocratie ne sera que prison des peuples

Le Monde.fr, le 8 septembre 2011

jeudi 8 septembre 2011, par Tilelli

A la faveur des mouvements contestataires qui bouleversent actuellement certains pays d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient, analystes, journalistes et hommes politiques usent fréquemment d’une étrange expression : "démocratie arabe". Ce vocable apparemment inoffensif est cependant gros de conflits à venir. Pourquoi la démocratie, appliquée aux régions sus-citées, devrait-elle se voir ethnicisée ? En quoi la Tunisie, l’Égypte, la Libye ou la Syrie requièrent-elles une forme particulière de démocratie, laquelle ne saurait être autre qu’"arabe" ?

Concept à vocation universelle, la démocratie, dans son acception moderne articulant gouvernement de la majorité et garantie des droits des minorités, s’implémente de manière remarquablement similaire de Taïpeï à Tallin. Cette unicité ne prête guère le flanc aux commentaires sur les caractéristiques prétendument chinoises ou baltes de ces démocraties. L’insistance sur le caractère "arabe" des systèmes démocratiques à mettre en place à Tripoli ou à Damas n’en apparaît que plus intrigante.

L’arabité posée en constante essentielle à tout système politique nord-africain ou moyen-oriental constitue une concession de taille aux idéologies dont les révolutions actuelles marquent pourtant la faillite. Une démocratie "arabe" se révèlera n’être que la continuation des idéologies nationalistes arabes, dans leurs variantes nasséristes ou baasistes. Au XXe siècle, le nationalisme arabe a agrégé à une conception de la nation et de la langue héritée de Fichte, des notions de socialisme (Michel Aflak) et d’islamité (Chekib Arslan). Selon lui, l’Islam, en tant que religion née en Arabie et révélée en langue arabe, joue un rôle de ciment de la "nation arabe"..

Des régimes dont le caractère central est la promotion de l’arabité s’imposent dans les années 1950 et 1960. Loin de favoriser l’éclosion démocratique, chaque régime se réclamant de l’une ou l’autre branche de la "renaissance arabe" a immanquablement basculé dans la dictature policière ou militaire. Cette obsession ethnique contredit un des piliers de la démocratie moderne : les droits garantis des minorités. De fait, contrairement au rêve panarabiste d’une seule nation, de l’Atlantique au Golfe d’Oman, la réalité fait cohabiter de multiples peuples sur les terres revendiqués par la "Nation arabe". Les intellectuels fondateurs du nationalisme arabe ne l’ignoraient pas : Michel Aflak évoque le cas des Kurdes de Syrie et d’Irak qui, selon lui, devront s’assimiler à l’environnement arabe. Quant à Chekib Arslan, il dénonce le "dahir berbère" qui accorde en 1930 aux populations berbères du Maroc la possibilité d’être jugées selon leur droit coutumier et non par les caïds du sultan.

L’application de la pensée de ces intellectuels de la "renaissance arabe" sera marquée par un déni souvent violent de la pluralité linguistique, religieuse et culturelle de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient, où vivent des millions de Kurdes, d’Assyriens, de Juifs, de Nubiens, d’Imazighen (Berbères) ou de Coptes. La sédentarisation de ces populations dans leurs pays respectifs précède de plusieurs siècles ou millénaires celle des Arabes, venus lors des conquêtes islamiques du VIIe siècle. Or, les États se réclamant du nationalisme arabe ont dénié toute légitimité à ces peuples, les expropriant symboliquement de leurs terres en leur niant toute reconnaissance officielle. La Constitution syrienne affirme que le peuple syrien "fait partie de la nation arabe. (…) La jurisprudence islamique est la principale source de la législation. La langue arabe est la langue officielle". En Algérie, la Constitution dispose que "l’Islam est la religion d’État. L’Arabe est la langue nationale et officielle." En Tunisie, le "laïc" Bourguiba a fait promulguer une constitution, toujours en vigueur, dont l’article premier indique que "la Tunisie est un Etat libre, indépendant et souverain : sa religion est l’Islam, sa langue l’arabe (...)".

La volonté d’arabiser ces États ne s’est pas limitée au stade symbolique : le régime baasiste irakien a déchaîné sa plus grande violence contre les minorités, depuis la pendaison publique de dizaines de Juifs jusqu’aux massacres et déportations de centaines de milliers de Kurdes. Les baasistes syriens n’ont jamais hésité à étouffer toute revendication kurde ou assyrienne. En Égypte, la construction du barrage d’Assouan, projet-phare de Nasser, a noyé une grande partie des territoires nubiens et de leur patrimoine archéologique. En Algérie, sous Boumédiène, la simple possession d’un alphabet tifinagh (alphabet berbère, langue d’au moins 20% des Algériens) pouvait conduire son propriétaire en prison. Au Soudan, la volonté d’arabiser et d’islamiser des peuples d’Afrique subsaharienne a provoqué des dizaines d’années de guerres civiles.

Au vu de cette énumération sommaire, le bilan humain et politique des idéologies nationalistes arabes apparaît désastreux. A l’heure où s’effondrent certains des régimes qui en étaient porteurs, le raccrochage des restes du nationalisme arabe à la locomotive démocratique serait un contresens historique. Pourtant, en Égypte, la nouvelle Constitution de transition élaborée après le départ d’Hosni Moubarak dispose qu’en "République arabe d’Égypte (…) l’Islam est la religion de l’État et l’arabe sa langue officielle". Les chrétiens Coptes, qui constituent 10% de la population, apprécieront la place réservée à leur communauté. Quant au Conseil National de Transition libyen, il prévoit dans son ébauche de Constitution, que " la Libye est un État démocratique " dont "l’Islam est la religion, la charia islamique est la source principale de la législation, (...)l’arabe est la langue officielle". Pourtant, les Imazighen du Nefousa, qui ont joué un rôle clef dans la prise de Tripoli, ont exprimé publiquement leur volonté de voir officialisée leur langue, parlée par 10% de la population libyenne.

Ces indices convergents laissent à penser que les vieilles habitudes ne sont pas près de s’éteindre. Il faudra pourtant que les nouvelles élites nord-africaines et moyen-orientales intègrent le fait que la démocratie contemporaine est celle du multiculturalisme, de la subsidiarité, des fédéralismes, des droits des minorités et de la liberté de culte. Tenter de coupler démocratie et crispation unitariste ne produira, en fait de nouvelles "démocraties arabes", que d’éternelles prisons des peuples.

Yidir Plantade

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